Surdité brusque - La perte d’une partie de soi

Le 3 avril dernier, cela faisait exactement deux ans que j’avais entendu pour la dernière fois dans mon oreille gauche. Contrairement à l’année précédente, je n’ai versé aucune larme ce jour-là, ce qui témoigne du chemin parcouru : une acceptation qui s’infiltre peu à peu en moi, une habitude qui se forge lentement. Il m’arrive encore de ressentir une profonde tristesse due à cette perte d’une partie de moi, mais elle se fait de plus en plus rare, à mesure que j’oublie ce que cela fait d’entendre en stéréo. Ce qu’il me reste de cette vie antérieure, c’est un souvenir lointain, un doux rêve envolé.

Je rédige cet article, comme les précédents, pour trois raisons. Premièrement, pour partager mon expérience, bien qu’elle soit unique et que chaque personne atteinte de surdité brusque a sa propre histoire. Mon intention est d’apporter du soutien à celles et ceux qui traversent ou ont traversé des épreuves similaires : vous n’êtes pas seul.e.s. Deuxièmement, cet écrit vise à éclairer mon entourage et les personnes “entendantes” en général à mieux comprendre ce que l’on ressent lorsque l’on fait face à un changement physique aussi brutal. Enfin, la troisième raison est personnelle : l’écriture est pour moi thérapeutique, elle me permet de prendre conscience de l’évolution qui s’opère.

Les premiers jours après la perte de l’audition, j’ai eu la sensation d’une oreille bouchée et d’une pression énorme à l’intérieur, probablement due à l’otite. Mais ce qui m’a rapidement frappée, c’était la façon dont la surdité semblait couper ma tête en deux. Une ligne droite semblait avoir été tracée au milieu de mon visage et la partie gauche toute entière se retrouvait dans l’obscurité, dénuée de sensations. La densité de ma tête semblait différente, déséquilibrée, lourde. Se boucher une oreille avec le doigt ne suffit pas à imaginer ce que la surdité fait ressentir. La perception du monde entier change.

Perdre l’audition est effrayant. L’extérieur se transforme en un lieu rempli de dangers, où l’on ne se sent jamais totalement en sécurité. Je me souviens de ma première sortie seule avec ma canne. Je me souviens de la violence et de la peur que j’ai ressenties. Je ne comprenais plus d’où venaient les sons. Tout me semblait si agressif : le bruit des voitures, des motos, les travaux, les gens qui parlaient. S’adressaient-ils à moi ? Tout me semblait si confus. Les sons qui me parvenaient, me paraissaient soit trop forts, soit presque inaudibles. La notion de direction n’existait plus. Je tournais la tête plusieurs fois pour traverser, incapable d’être certaine que la voie était dégagée. Nos sens sont innés et ce n’est que lorsque l’un d’eux défaille que l’on réalise à quel point on s’y repose naturellement, sans effort.

Un autre phénomène étrange s’est développé rapidement : les hallucinations auditives. Ne plus pouvoir faire confiance à ce que j’entends a renforcé mon attention sur les sons captés par mon oreille droite, amplifiant sans le vouloir des bruits qui n’existent pas. J’ai longtemps cru entendre le son de la télévision la nuit, provenant de chez mon voisin, avant de réaliser que ce n’était pas le cas. J’entends souvent mon fils m’appeler ou se réveiller, peut-être par peur de ne pas l’entendre. Plus troublant encore, j’ai souvent l’impression de percevoir l’intérieur de mon corps; par exemple, si ma tête repose sur l’oreiller, il me semble entendre au loin le son d’une machine à laver en mode essorage, mais le son disparait lorsque je relève la tête. Ces hallucinations me perturbent et me font souvent perdre la notion de réalité.

Dans mes précédents articles, notamment “Le début et la fin du silence - le chemin du deuil et de l’acceptation”, j’ai évoqué la perte de certains plaisirs auditifs : écouter de la musique, aller à des concerts, au cinéma, écouter les sons de la nature. Pour moi qui étais musicienne, être privée de cette capacité stéréophonique reste certainement l’expérience la plus douloureuse. Néanmoins, je continue d’apprécier la musique et de ressentir de l’émotion face à cet art, surtout grâce aux souvenirs qui disparaissent et effacent les comparaisons avec mes sensations d’avant. L’oubli, je l’espère, m’apportera la paix.

En janvier 2023, lors d’un entretien avec une psychologue de l’hôpital Rotschild, j’ai été confrontée pour la première fois à l’expression : “pour les malentendants comme vous…”. L’étiquette “Malentendante” m’a choquée ; je n’avais jamais réalisé que c’était effectivement le cas. Le poids du mot m’a frappé de plein fouet. Pourtant, la réalité de mon quotidien le confirme chaque jour. J’ai besoin des sous-titres, même pour les films en français, car je ne distingue pas toutes les paroles. J’ai aussi commencé à développer ma capacité à lire sur les lèvres, ce qui devient un défi lorsque les gens portent des masques.

Deux ans après la surdité brusque unilatérale, je suis surprise de constater que, malgré tout, je commence à oublier progressivement ma surdité. Le cerveau a, en effet, cette capacité incroyable à s’adapter à toute situation. Je ne ressens plus cette ligne distincte qui semblait diviser mon corps en deux. Petit à petit, ma perception s’unifie et je me sens physiquement et moralement plus légère. Certaines difficultés persistent, comme avoir une conversation dans un endroit bruyant ou m’assurer de me positionner à gauche d’une personne pour mieux l’entendre. La localisation des sons reste un défi, comprendre leur distance est toujours complexe. Néanmoins, cette lente évolution positive nourrit mon espoir pour l’avenir.

Avec l’intention de prendre pleinement en main ma situation, j’ai décidé de démarrer une formation en langue des signes le mois prochain. Cette initiative n’est pas seulement un nouveau chapitre ; elle représente un tournant décisif dans mon voyage vers l’acceptation. Apprendre cette langue va me permettre non seulement de renforcer mon sentiment d’appartenance à une communauté que je veux soutenir et aider, mais aussi d’embrasser pleinement ma nouvelle réalité.

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La quête du mieux-être - Les médecines douces